PRESSE : « Il faut créer des zones franches pour relancer l’industrie française »
Le président de France Industrie milite pour une « territorialisation de la politique industrielle ». Il propose de laisser les régions lier le rendement de certains impôts de production au résultat des entreprises.
Comment analysez-vous la crise des Gilets Jaunes en tant que président de France Industrie ?
L’industrie est à la fois une des causes de la crise que nous traversons et une partie de la solution pour en sortir. Ce n’est pas un hasard si la carte des déserts industriels et celle du vote extrême se superposent. Pendant vingt ans, notre industrie a enregistré un déclin continu et nous en payons aujourd’hui le prix. C’est un immense gâchis. Nous avons laissé ce secteur passer de 20 % du PIB à 12,6 % alors que l’industrie génère trois ou quatre emplois indirects pour chaque emploi créé : c’est l’arme anti-chômage par excellence. L’industrie, c’est aussi l’accès à la croissance, avec trois quarts de nos exportations, 80 % de la Recherche.
Quel est l’état de santé du secteur selon vous ? Ford Blanquefort, Ascoval, les Fonderies du Poitou… Les situations de crise s’accumulent depuis quelques mois.
Il y a malheureusement encore des problèmes ponctuels. Mais le déclin est enrayé. L’attractivité de la France remonte depuis deux ans. Le solde des ouvertures d’usines est à nouveau positif et nous recréons des emplois. 15.000 en 2017 et le solde sera aussi légèrement positif pour 2018. Mais notre situation reste fragile. En valeur absolue, il y a du positif mais en valeur relative par rapport à nos voisins, nous continuons à perdre du terrain. Nos parts de marché à l’exportation continuent de reculer en Europe par rapport à l’Allemagne et notre balance commerciale ne s’améliore pas. On ne peut pas se satisfaire de cette situation. L’heure n’est pas au doute, mais à l’accélération.
Que faut-il faire ?
Depuis deux ans, un consensus a émergé autour de la nécessité d’une reconquête industrielle. Tout le monde a compris que quand on agit pour la compétitivité de l’industrie, c’est la France que l’on rend plus compétitive. Après des années de matraquage fiscal, un virage a été pris. Le CICE a été pérennisé en baisses de charges, le gouvernement tient l’objectif de sa trajectoire concernant l’impôt sur les sociétés. Mais nous avançons encore avec un boulet au pied.
C’est-à-dire ?
La fiscalité de production reste excessive. Nous sommes pénalisés par un écart de prélèvements de 70 milliards d’euros avec l’Allemagne, dont 17 milliards rien que pour l’industrie. Nos marges restent de trois points inférieures à celles de nos concurrents allemands.
Vous réclamez donc de nouvelles baisses d’impôts pour les entreprises ?
Il faut être réaliste. Notre pays est le champion du monde de la dépense publique, à 56 % du PIB. Le niveau de nos prélèvements est de dix points supérieur à la moyenne européenne. C’est insupportable mais on ne peut pas espérer une baisse des charges si on ne réduit pas les dépenses. Et il serait illusoire de croire que l’on peut faire cela d’un coup avec des sujets aussi lourds que les retraites ou le chômage. Cela prendra du temps et ce sera difficile.
Le pays n’a plus de marge de manoeuvre en la matière ?
Elle est étroite en raison de la trajectoire budgétaire nationale. De plus, ces impôts de production qui pèsent sur les entreprises financent souvent les collectivités locales, qui ont besoin de rentrées fiscales. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut rien faire.
Que proposez-vous ?
Nous proposons une réelle territorialisation de la politique industrielle. Les Régions ont la compétence économique et elles se dotent d’un agenda industriel. Avec des instances régionales pour piloter cette reconquête. C’est comme ça que la mayonnaise peut prendre et elle n’aura pas le même goût partout car certaines Régions pourront favoriser certains types de projets plutôt que d’autres. La création par le gouvernement de 136 territoires d’industrie va dans le bon sens. Il faut une France moins jacobine, qui laisse notamment davantage d’autonomie fiscale aux territoires. On pourrait ainsi permettre aux Régions de variabiliser les taux de certains impôts de production selon les territoires. On pourrait aussi, sous conditions, créer des zones franches pour relancer l’industrie. On pourrait même aller plus loin en laissant les Régions lier le rendement de certains impôts au résultat de l’entreprise : or aujourd’hui, la fiscalité locale ne dépend pas du résultat des entreprises. Taxer l’investissement ou le chiffre d’affaires, cela n’a pas de sens. On décourage la prise de risques et on fait payer des entreprises qui parfois vont mal. Il faut être plus créatif et remettre de la flexibilité dans le système. Il serait normal que quand une entreprise se porte bien, les collectivités locales en profitent. Mais quand elle est en difficulté, il faudrait que les collectivités puissent en tenir compte et favorisent ainsi son redressement en baissant temporairement la pression fiscale. Aujourd’hui, cela n’est légalement pas possible.
Vous demandez de nouvelles baisses d’impôts. Mais est-ce que ce sera suffisant ? On dit souvent que l’industrie française fabrique des produits aux prix de l’Allemagne avec une qualité espagnole…
L’industrie française s’est réorganisée. Trop de filières pouvaient travailler de façon plus coordonnée. Nous nous sommes inspirés de celles qui fonctionnaient comme l’aéronautique ou l’automobile. Nous avons créé 18 Comités de filières industrielles qui unissent leurs forces pour relever le défi de la montée en gamme. L’une de nos priorités est d’accélérer la numérisation pour passer d’une production de masse à une fabrication plus personnalisée, qui réponde mieux aux attentes des clients. Nous avons les atouts pour réussir cette révolution numérique. Nous avons les compétences, des sociétés de services informatiques, des fournisseurs de solutions de premier plan. Mais nous sommes en retard. Sur nos 18 filières, seules trois ou quatre sont digitalisées. Sur 25.000 PME industrielles, 5.000 ont mené des audits sur leurs équipements de production, notre objectif est d’arriver à 15.000 dans les deux prochaines années.
Notre problème de positionnement produit est-il lié à un manque d’innovation ?
Grâce au Crédit d’Impôt Recherche, la France a su investir dans la R & D qui nourrit l’innovation. Mais trop souvent nos laboratoires sont ici et nos usines ailleurs. En revanche, il faut trouver le moyen de mettre d’avantage l’accent sur l’innovation de rupture, avec le soutien du nouveau Fonds pour l’Innovation en France et celui des programmes européens Dans cette optique, nos 18 filières travaillent sur une cinquantaine de projets allant des batteries à l’intelligence artificielle, en passant par la traçabilité, les protéines de demain, la bioproduction pharmaceutique, les microprocesseurs, les nouveaux matériaux ou la chimie verte. Nous avons dans ces domaines une avance mondiale qu’il faut faire fructifier.
Ne craignez-vous pas que l’industrie française ne bute sur un problème de compétence pour monter en gamme ?
La bataille des compétences est un enjeu colossal. Le paradoxe c’est que nous avons 2,5 millions de chômeurs mais que 40 % des chefs d’entreprises ont du mal à embaucher. Sur les cinq prochaines années, l’industrie va créer en brut 250.000 emplois par an et avoir du mal à trouver des candidats pour 50.000 d’entre eux !
Comment expliquez-vous ce gâchis ?
Il tient à la fois à un manque d’adaptation de l’offre de formation à la demande, à une couverture sociale qui n’incite pas forcément au retour au travail, à une mobilité géographique difficile et aussi à un manque d’appétence vis-à-vis des métiers de l’industrie.
Comment faire pour sortir de cette impasse ?
Beaucoup de choses ont été faites. Le gouvernement a donné la main aux entreprises sur tout le dispositif d’apprentissage, pour qu’elles puissent elles-mêmes créer les centres dont elles ont besoin. Sur nos 18 filières industrielles, 12 vont mesurer leurs besoins par rapport aux ressources disponibles actuellement. C’est un travail qui permettra de définir le lieu de création des centres d’apprentissages. L’objectif est d’accroître de 50 % le nombre d’apprentis. On est sur la bonne voie. Nous avons également mis en place un organisme pour aider les entreprises à trouver leur chemin dans les offres de formation. Enfin, l’Etat va créer une application digitale sur le CPF : le compte personnel de formation, une sorte de « trip advisor des formations », afin de permettre à ceux qui veulent faire une formation de la trouver et de l’évaluer.
Et sur le volet appétence ?
Pour changer les choses, nous avons décidé, France Industrie, l’Etat, l’Education nationale…, de faire de 2019 l’année de l’industrie avec tout une série d’évènements comme les répliques de « L’Usine extraordinaire », le « French Fab Tour » ou « la Semaine de l’industrie », qui visent à toucher plus de 1 million de jeunes. « La Semaine de l’industrie », qui débute lundi prochain, devrait accueillir 700.000 visiteurs contre 300.000 l’an dernier.
Mais la « Semaine de l’industrie » existe depuis 2011 et elle n’a pas changé la donne…
Vous savez, quand pendant 20 ans, vous fermez des sites et vous détruisez des emplois, vous ne pouvez pas espérer que les Français aient une bonne opinion de l’industrie. Mais depuis deux ans les choses changent. Et dans certains territoires, il y a une envie d’industrie que je n’ai jamais connue. Les gens réalisent que l’industrie est la solution à beaucoup de leurs problèmes et qu’elle est une des clés de la cohésion sociale.
Ce n’est pas une idée qui fait forcément consensus. Pour certains Français par exemple, l’industrie est plutôt un adversaire de la transition écologique…
Soyons clairs. Pour un industriel, la question de la transition écologique ne se pose pas sur le fond. Les industriels ont des enfants et ils s’interrogent aussi sur ce que sera le monde de demain. La question, c’est plutôt celle du comment. Fondamentalement nous avons un modèle économique qui n’arrive plus à financer son modèle social. Cela fait 20 ans que cela dure avec l’endettement qui en résulte. Là-dessus arrive la nécessité de la transition écologique. On s’apprête à dépenser au moins 50 milliards d’euros par an pour mener celle-ci à bien. Comment va-t-on faire ? Le coût de la transition écologique dépend beaucoup de la vitesse avec laquelle nous effectuons la trajectoire et de l’engagement de l’industrie pour développer et financer les solutions, en concertation avec l’Etat, par exemple pour la mobilité ou l’isolation thermique. La France fait partie des bons élèves en matière d’économie décarbonée et nos marges financières sont faibles, alors donnons-nous de la marge ! Regardez l’Allemagne, elle a décidé de sortir du charbon… mais en 2038 !
Il faut lever le pied sur le rythme de réduction des émissions ?
Il y a des domaines où il faut aller vite comme par exemple le plastique pour augmenter le recyclage. D’autres où nous sommes parmi les pays les plus vertueux. De 1995 à 2015, nous avons réduit nos émissions de CO2 de 20 % selon les engagements de la Cop 21. Dans le même temps, notre empreinte a augmenté de 11 %. Cela veut dire qu’on a « exporté des usines », alors qu’elles sont moins polluantes en France qu’ailleurs, compte tenu de notre réglementation plus stricte et de notre électricité décarbonée. Jouons plutôt la carte du made in France, c’est bon pour la planète.
En tant qu’industriel, avez-vous le sentiment d’être défendu par l’Europe ?
Ma conviction est que l’Europe a besoin de plus d’industrie et l’industrie a besoin de plus d’Europe. Il faut une approche politique de ce sujet. Nous identifions actuellement les sujets industriels stratégiques dont dépendra notre souveraineté et sur ces secteurs l’investissement public européen devra accompagner l’investissement privé. Pour favoriser l’émergence de champions européens, il faudra aussi imaginer de nouvelles règles en matière de concurrence et défendre un principe de réciprocité en matière commerciale. Si la Chine oblige les constructeurs automobiles à produire en Chine les batteries des voitures qu’ils veulent vendre aux Chinois, nous devons faire pareil. Il existe des domaines dans lesquels nous devons accepter de faire des exceptions au droit commun.
Propos recueillis par Emmanuel Grasland et David Barroux