Jean-Pierre Clamadieu et Philippe Varin : « Il n’y a pas de souveraineté économique et technologique européenne sans stratégie industrielle forte »
Dans une tribune au « Monde », les deux dirigeants appellent de leurs vœux une révision des politiques européennes de concurrence, d’investissement et d’innovation, pour mieux résister à la concurrence américaine et chinoise.
Jean-Pierre Clamadieu (Président d’Engie) et Philippe Varin (Président de France Industrie)
Tribune. En vingt ans, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) européen n’a cessé de chuter, passant désormais sous le seuil des 16 %. L’effritement de notre base industrielle, maillon critique de l’économie européenne, conjugué à l’essor d’une concurrence internationale agressive portée par les stratégies America First et Made in China 2025 ébranlent l’autonomie stratégique de l’Union et menacent nos emplois d’aujourd’hui et de demain. L’Europe doit d’urgence renverser cette tendance grâce à une stratégie industrielle forte, sans laquelle il n’y a pas de souveraineté économique et technologique européenne. Cet impératif devra être l’une des grandes priorités du prochain Parlement européen et de la future Commission, qui disposent pour cela de trois leviers pour agir.
Pour faire émerger des leaders européens, l’Europe doit mettre ses entreprises sur un pied d’égalité avec leurs concurrents internationaux. Elle doit répondre avec lucidité à la montée des protectionnismes, ainsi qu’à la menace que pourraient faire peser les stratégies industrielles, notamment chinoises et américaines, sur sa souveraineté économique. Face à de grandes puissances qui n’hésitent pas à défendre leurs champions nationaux, l’Europe devra réorienter significativement sa politique de concurrence pour permettre les rapprochements entre entreprises qui s’imposent, et prendre davantage en compte la situation des marchés mondiaux. C’est la condition pour faire émerger de nouveaux leaders européens et rééditer le succès d’Airbus. Il faut enfin pouvoir se protéger des pratiques commerciales déloyales en instaurant une réciprocité réelle au cœur des accords de libre-échange, en renforçant les instruments de défense commerciale européens, ainsi que le filtrage des investissements stratégiques.
Une approche en filières
« Afin de combler son retard, l’Europe doit adopter un budget plus ambitieux pour son futur programme de recherche et d’innovation Horizon Europe »
L’Europe doit également maîtriser les filières industrielles stratégiques. Les chaînes de valeur industrielles garantissent la maîtrise complète de la production de biens manufacturés par une approche en filières, de l’approvisionnement en matières premières à la mise sur le marché final. Ces filières doivent favoriser l’émergence de leaders industriels européens aptes à conquérir les marchés mondiaux sur des secteurs technologiques-clés, tels que la santé, les batteries, la microélectronique, l’hydrogène, la cybersécurité, le calcul à haute performance, les technologies bas carbone, la mobilité connectée et autonome ou l’Internet des objets. Cela suppose une mobilisation de toute la palette des politiques européennes, y compris les nouveaux instruments, tels que les projets importants d’intérêt européen commun, qui permettent de mobiliser des aides publiques spécifiques.
L’Europe doit enfin redevenir un leader mondial de l’innovation.Elle investit moins dans ce domaine que ses concurrents internationaux (Chine, Etats-Unis, Japon, Corée du Sud). Afin de combler son retard, elle doit adopter un budget plus ambitieux pour son futur programme de recherche et d’innovation Horizon Europe, pour atteindre 120 milliards d’euros et créer ainsi un effet de levier puissant sur l’investissement en Europe. Un tel budget doit renforcer l’écosystème européen de recherche et d’innovation et soutenir le développement de véritables projets de rupture en Europe. Les technologies-clés (nanotechnologies, biotechnologies, greentech, photonique, intelligence artificielle, cybersécurité) permettront de répondre à deux défis : assurer la souveraineté numérique de l’Europe et développer des solutions innovantes et bas carbone afin de permettre sa réindustrialisation.
L’Europe ne peut se contenter d’approfondir un marché intérieur sans se donner les ambitions d’une véritable politique industrielle, qui favorise la croissance et l’emploi sur notre continent en même temps qu’elle renforce nos économies dans la mondialisation. N’est-ce pas là ce que demandent les citoyens européens ? La relance du projet européen en dépend. Les élections européennes du 26 mai et la mise en place d’une nouvelle Commission sont l’opportunité d’inscrire cet impératif au cœur de l’agenda européen, et il ne faut pas la manquer !